« Quel roman que ma vie ! » aurait pu écrire Nicolas Baudin ! Marin, naturaliste, explorateur, dessinateur, scientifique, il sert en France, en Autriche, découvre des espèces inconnues, ramène en France le mimosa, le clou de girofle, l’eucalyptus et la plupart des collections du Muséum d’histoire naturelle en 1800, avant de mourir de la tuberculose à l’Île de France (aujourd’hui Ile Maurice), au retour de l’expédition qui portera son nom.
C’est un marin à la croisée de deux mondes : né à Saint-Martin-de-Ré (17) sous le règne de Louis XV, où une carrière navale dans la prestigieuse Marine royale n’est possible que si on est « né », il en réalise la plus grande partie sous l’Ancien Régime, et se bat en Amérique pendant la guerre d’Indépendance. Fait prisonnier, évadé, de nouveau prisonnier, remarqué pour son comportement exemplaire, il obtient son brevet de « capitaine marchand » mais pas celui d’officier. La naissance prime, Baudin n’est pas « né », donc n’est pas noble, ce qui le cantonne à son retour en France à naviguer au commerce ou dans la Marine royale sans être officier. Il passe la période révolutionnaire au service de l’Autriche, qui fait de lui un capitaine de vaisseau. Mais le fait même le rend suspect au gouvernement français…
Un autodidacte en tout
C’est à l’été 1798, au retour de son expédition de deux ans aux Antilles avec la Belle Angélique que la gloire frappe à sa porte : une aile qui porte son nom est spécialement construite au Muséum d’histoire naturelle pour abriter ses collections ramenées des Antilles. Il défile avec ses collections lors de la procession du Champ de Mars qui glorifie les victoires italiennes du jeune général Bonaparte. C’est aussi en août 1798 qu’il touche du doigt son rêve et devient capitaine de vaisseau, au grand dam des autres officiers. Car Baudin est un autodidacte en tout : naturaliste sans formation académique, aux connaissances indiscutables mais empiriques, il n’a aucun diplôme. Marin exceptionnel, il n’est pas issu du grand corps, et est méprisé par les officiers, qu’ils aient été promus avant ou après la Révolution. Homme des Lumières par l’étendue de ses connaissances dans diverses sciences, il est freiné par ses origines roturières avant la Révolution, et par les nouveaux règlements de la Marine révolutionnaire après celle-ci. Il aurait dû passer un concours, et avant cela, satisfaire aux conditions indispensables. S’il devient capitaine de vaisseau, c’est par arbitraire d’une décision du Ministre.
Le Naturaliste et le Géographe
L’expédition aux Terres Australes qui appareille le 19 octobre 1800 aurait dû le propulser vers l’immortalité navale et scientifique. Au lieu de quoi elle l’emmène vers une sombre postérité écrite par ses subordonnés survivants. Il emmène vingt-deux scientifiques sur deux corvettes, le Naturaliste et le Géographe, pour ce qui sera son dernier voyage : l’exploration des côtes de la Nouvelle-Hollande, nom encore donné à l’Australie. En scientifique, Baudin utilise pour la partie navale les instruments alors à la pointe des sciences : le cercle répétiteur de Lenoir, les montres de Berthoud, les cartes les plus récentes, des horizons artificiels, la machine de Smith pour dessaler l’eau de mer… C’est une expédition scientifique qui ressemble à celle de Bonaparte en Égypte, la dimension militaire en moins. Baudin correspond avec les plus grands scientifiques du Muséum et de l’Académie des Sciences, qui voient en son expédition le moyen d’accroître les connaissances en botanique, astronomie, minéralogie, anthropologie, zoologie ! Madame Bonaparte fait même appel à lui avec des instructions particulières pour accroître sa ménagerie qui devra être pourvue d’animaux rares et inconnus, d’oiseaux exotiques au plumage chatoyant… Les cygnes noirs qu’on trouve aujourd’hui en France sont tous issus des spécimens ramenés par Baudin à Madame Bonaparte.
Cette fabuleuse expédition qui va durer quatre ans voit aussi l’exceptionnelle collaboration scientifique de deux marins qui s’estiment : Baudin pour la France et Matthew Flinders pour l’Angleterre. Les deux hommes se rencontrent en 1802 lors de la période de paix relative entre les deux pays. Chose unique en leur temps, ils mettent en commun leurs connaissances et leurs cartes, dans un pur esprit de collaboration scientifique désintéressée.
La mort de Baudin en septembre 1803 désolera Flinders qui sera le premier à lui rendre hommage en donnant son nom à une île pendant que la France taira son nom et ses travaux. Elle ne lui rend hommage pour la première fois qu’en 2001, presque deux siècles après sa mort, redécouvrant un marin dont les collections du Muséum font toujours l’objet d’étude à l’heure actuelle.
Sophie Muffat est spécialiste en histoire navale du Directoire à la fin du Premier Empire. Professeur de lettres modernes, et membre du Centre d’Études napoléoniennes et de l’Institut Napoléon, elle est aussi conférencière et auteure d’ouvrages spécialisée en histoire de la Marine.
Elle est notamment co-auteure d’une monographie de construction navale, le Bateau canonnier de 60 pieds modèle an XII (2012), distingué en 2013 par la médaille de l’Académie de Marine. Son troisième ouvrage, Les Marins de l’Empereur, paru en 2021 aux éditions SOTECA, a obtenu en 2022 le prix du Jury de la Fondation Napoléon et la Médaille de l’Académie de Marine. Elle est la première femme à recevoir deux fois cette distinction.