Notre auteur marcheur nous propose un nouveau carnet inspiré à la suite de son passage dans la capitale creusoise. Exploration et rencontres dans une ville pas comme les autres.
- #Tourisme
- #Particulier
© Olivier Bleys
J’ai garé la voiture dans une avenue en pente, aux abords du centre-ville. Des miettes de pâte feuilletée jonchent le siège passager : mon petit-déjeuner nomade, pris au volant, sur la route de Guéret.
En inspirant l’air glacé du dehors (deux degrés sous zéro), je me demande si, quand même, je ne suis pas parti un peu tôt... Dans les rues, quasi-désertes, trottinent des silhouettes emmitouflées vers les rares foyers de lumière. Place Bonnyaud, je passe et repasse devant la vitrine d’un café, baigné d’une chaude clarté.
© Olivier Bleys
Comme ce serait tentant de se réchauffer là, devant une grande tasse de thé ! On pourrait l’assortir d’une de ces gourmandises dont chaque pâtisserie, à Guéret, décline les variantes : il y a le Creusois, célèbre gâteau aux noisettes servi sur toutes les tables de France et, depuis quelques années, le Treipaïs (« trois pays » en occitan), créé par des confiseurs inventifs pour célébrer la jonction de trois anciens départements.
© Olivier Bleys
Ici, nous sommes en Creuse, un département dont Guéret, ville administrative, détient le Conseil et plusieurs institutions. L’assemblée siège dans un bâtiment historique, l’hôtel des Moneyroux, construit au XVe siècle par un seigneur local. L’hôtel est remarquable par son architecture, de style gothique flamboyant, mais aussi par son encadrement végétal : des arbres superbes, comptant eux aussi plusieurs centaines d’années. À cette heure matinale, les oiseaux y mènent grand tapage, tandis qu’un camion de la voirie accroche, à proximité, les décorations de Noël.
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
Cette demeure seigneuriale est un bon point de départ pour une promenade dans la vieille ville, qui s’étale en contrebas. Un quartier ancien se reconnaît au rapprochement des façades (pas besoin, à l’époque, que deux voitures s’y croisent), et souvent à son relief, compensé par des rampes et des escaliers.
Autre trait distinctif : le foisonnement des petits commerces — ceux du moins qu’a épargnés les hypermarchés de la périphérie.
Guéret m’a renié, rejeté, maudit encore une fois et ma famille même ne me pardonne pas mes derniers livres
L’une de ces rues piétonnes affiche une curiosité : la maison natale de l’écrivain Marcel Jouhandeau, identifiée par une petite plaque hors de portée des tagueurs, mais, sans cela, laissée quasi à l’abandon.
Pas d’enseigne non plus pour une autre maison liée à cette figure des éditions Gallimard et de la Nrf — il s’agit, cette fois, du logis familial. Il faut connaître l’adresse pour repérer cette bâtisse anonyme, à trois rues seulement de la première.
C’est que Guéret entretient avec son grand artiste — l’un des rares Guérétois passés à la postérité — une relation pour le moins ambiguë : dans son œuvre maîtresse, Chaminadour, l’écrivain a vengé sa terne jeunesse provinciale en dressant de son entourage, sous de limpides noms d’emprunt, des portraits au vitriol. Ce procédé lui a valu l’hostilité de tous, au point que Marcel, en visite dans sa ville natale, devait descendre du train un arrêt plus tôt. L’écrivain confiait en 1927 : "Guéret m’a renié, rejeté, maudit encore une fois et ma famille même ne me pardonne pas mes derniers livres. »
Plus d’un demi-siècle a passé, et tout est pardonné. L’élégante bibliothèque de Guéret réserve à l’écrivain la place qui lui revient : tout un rayonnage.
© Olivier Bleys
Marcel Jouhandeau était fils de boucher. C’est justement une daube de bœuf dont Damien Piras, patron de L’Esquisse, entame la préparation. J’ai rendez-vous avec le créateur de ce lieu hybride, à la fois restaurant, café et galerie, qui a ouvert l’été dernier au cœur du centre historique.
Ma visite suspend la livraison de légumes, des choux-fleurs et des choux cabus qui entreront dans la confection du plat de midi (une roborative « tartiflette végétarienne »).
Au déjeuner, c’est un menu unique, gage de fraîcheur et de qualité pour ce cuisinier qui a longuement mûri son projet d’entreprise. Comme son nom l’indique, L’esquisse n’est qu’un premier jet, l’ébauche à main levée d’un restaurant différent. Mais Damien Piras a des idées pour étoffer son rêve.
L'Esquisse
La galerie comme la table bénéficient d’un noble emplacement, sur la place du Marché, l’une des plus agréables et des plus animées de la ville.
© Olivier Bleys
Voici quelques années, la communauté d’agglomération a développé une application pour téléphone, Visit’Guéret, que j’ai installée sur le mien. La jeune guide, Prudence (du nom de Prudence Hautechaume, un personnage de Marcel Jouhandeau), consacre quatre des dix étapes de sa promenade à la place du Marché et à ses abords. Si la consigne donnée aux visiteurs, "pars avec Prudence à la découverte de Guéret", peut prêter à sourire, les conseils de l’adolescente virtuelle n’en sont pas moins utiles pour débusquer le patrimoine historique de la ville, discret, presque caché : ainsi l’austère Présidial, ancien palais de justice du XVIIe siècle, en pierres de taille de granit mais aussi la seule église catholique de Guéret, l’église Saint-Pierre et Saint-Paul, dont la cloche dite « Bartonne » donne de la voix depuis 1561.
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
Deux édifices qui partagent une même situation, à l’abri des regards et des façades bourgeoises de la place du Marché.
Tel n’est pas le cas d’Au fil des Pages, la librairie jeunesse dont je pousse la porte après déjeuner. Avec son enseigne rouge et sa vitrine étalée sur deux rues, au voisinage d’un café et de deux pâtisseries, Au fil des Pages attire irrésistiblement le passant. Elle est l’étape obligée des familles, sur le chemin de l’école ou du jardin d’enfants. Une clientèle d’habitués mais aussi de vacanciers et de résidents secondaires, comme me l’explique Fabien, l’un des deux libraires.
Membre du réseau des librairies Sorcières, Au fil des pages milite depuis sa création en faveur de la loi dite du « prix unique du livre ». Du maintien de cette loi, précise Julia, la fondatrice, dépend aujourd’hui sa survie économique.
Librairie Au Fil des Pages
Je quitte la librairie avec un sac plein, mes achats de Noël.
Courte hésitation sur la direction à prendre car, si épuré qu’il soit, je n’ai pas encore apprivoisé le plan du centre-ville. Heureusement, le clocher de l’église offre un repère au visiteur des vieux quartiers.
On le perd de vue, une fois quittées les venelles médiévales pour les avenues du Guéret moderne : la transition, avouons-le, est un peu sèche. D’un coup, les maisons à deux étages cèdent la place à de hauts immeubles, les petites échoppes à des équipements modernes prolongés de grands parvis, tels l’espace culturel Fayolle et la Guérétoise de Spectacle, « lieu de découverte artistique » à la programmation bigarrée.
© Olivier Bleys
Ces larges avenues dégagent l’horizon sur les collines environnantes, couvertes de forêt. À Guéret, la nature n’est jamais loin. Elle affleure ici sous la forme d’un enclos où les citadins, qui ont tous des ancêtres venus de la campagne, élèvent poules et lapins à l’ombre du béton. Elle inspire, ailleurs, l’aménagement original du parc Fernand Villard, qui combine la sage géométrie d’un jardin à la française avec le fouillis créatif d’un jardin à l’anglaise.
J’espérais visiter le musée d’art et d’archéologie, mais il a fermé pour travaux. Ses collections se sentaient à l’étroit dans les salles pourtant spacieuses de l’hôtel de la Sénatorerie.
Le chantier, qui vient de commencer, prévoit de lui adjoindre une aile moderne. Ce n’est encore qu’un champ de boue.
Le bassin du palais est en eau. Mais, partout ailleurs à Guéret, les fontaines sont à sec. La ville a été confrontée tout l’été à une sévère sécheresse, au point d’étudier l’acheminement de l’eau par camions.
Fin août, les services de la ville ont commencé à pomper dans le plan d’eau de la Courtille, près d’une base de loisirs. Heureusement, le retour des pluies automnales a, depuis, amélioré la situation.
© Olivier Bleys
Difficile de croire à la pénurie d’eau, devant le paysage de collines boisées qui entoure Guéret. Dès 1424, la commune obtenait la propriété de la forêt de Chabrières et ajoutait à son blason, en mémoire de cette acquisition, trois arbres et un cerf. Le territoire de la commune continue aujourd’hui d’enserrer un important massif forestier. C’est là que j’ai choisi de lancer mes derniers pas, quittant la ville pour le couvert des arbres, les rues goudronnées pour les sentiers de terre et de cailloux.
Si j’en avais le loisir, j’explorerais les Monts de la Marche d’un bout à l’autre, en quête des mystérieuses "pierres à légendes" qui, dit-on, parsèment les vallons alentour : Pierre de l'Ermite, Pierre de la Tribune, Pierre Chabranle… Faute de temps, je me hisse sur le puy de Gaudy (647 mètres), un site naturel qui est aussi un site archéologique, habité dès la préhistoire et siège, dans l’Antiquité, d’un oppidum gaulois.
Le puy de Gaudy est constitué d’un granit très dur, roche cristalline à la teinte bleue. Même chose pour le Maupuy (686 mètres), un mont voisin, dont les gisements de pierre ont été exploités jusqu’aux années 1990. Les carrières ont fermé les unes après les autres, et les vaillants carriers ont cédé la place aux grimpeurs, tandis que les parois abruptes des sites d’extraction devenaient falaises d’escalade.
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
© Olivier Bleys
Depuis le sommet du mont, on jouit d’une vue panoramique sur Guéret et la vallée de la Creuse. J’ai délacé mes chaussures et sorti mon couteau de poche, pour tailler une belle part du gâteau creusois qui leste mon sac depuis le matin.
Alors me reviennent les paroles d’Aurélia, la serveuse du restaurant-galerie L’esquisse, qui me confiait son attachement à la ville de son enfance.
Ici, on n’est pas étouffés par la foule
À présent, je comprends mieux le sens de ces mots. Sous mes yeux, Guéret n’est presque plus visible, comme dissoute dans la végétation qui couvre tout l’horizon et restitue l’impression visuelle de l’immense forêt médiévale.
Je laisse la nuit descendre sur ce tableau venu du fond des âges.