Pour cette nouvelle étape à la découverte de la Nouvelle-Aquitaine à la marche, Olivier Bleys s'est rendu à Aubusson, avec pour compagnons : un stylo, un enregistreur audio, une caméra et un appareil photo. Il est nos yeux et nos oreilles.
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Pour que je trouve sa maison perdue dans la campagne, mon logeur me donne cette drôle d’indication : « Il y a une sculpture de champignon devant ma maison. Et un camion de pompiers dans mon jardin. »
Et c’est vrai. À la veille de ma longue marche en Creuse, je fais étape dans la petite ferme que cet artisan, coutelier de métier, retape dans les environs d’Aubusson. Franck est breton : dans sa cuisine, le lavabo n’est pas raccordé mais la crêpière est fonctionnelle. J’ai bien mérité un peu de repos après la longue route de l’aller, rincée d’orages tout du long.
Quelques heures auparavant, ma voiture stationnait devant la Cité Internationale de la Tapisserie. Impensable de séjourner à Aubusson sans découvrir ce musée tout neuf, inauguré en 2016, qui regroupe des collections naguère éparses d’ouvrages de tapisserie. Ma chance a été qu’il fût ouvert un lundi, et un jour férié.
J’ai passé là-bas trois heures éblouies, en admiration devant des chefs-d’œuvre de tissage du Moyen Âge à nos jours, servis par une scénographie aussi légère qu’astucieuse.
© Olivier Bleys
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La grande tapisserie (3 m / 5 m) de La famille dans la joyeuse verdure, suspendue dans le hall d’entrée, vaut à elle seule le détour. Œuvre d’un duo d’artistes argentins, Leo Chiachio et Daniel Giannone, ce véritable voyage visuel a été primé lors de l’appel à création contemporaine lancé annuellement par la Cité.
Le bâtiment lui-même, splendide, se signale par la verrière à motif bayadère (des bandes alternées de plusieurs couleurs), qui court sur tous ses côtés. Ce même motif se retrouve partout dans les rues d’Aubusson : aux devantures de fleuristes, de coiffeurs ou de boulangers ; sur des façades d’hôtels et de restaurants — sans parler des merceries, plus nombreuses ici que nulle part ailleurs.
C’est qu’à Aubusson, la tapisserie est mieux qu’un ancien savoir-faire ou un atout touristique : c’est une religion. Elle compte peu d’adeptes, certes, mais d’un zèle à toute épreuve. Pour quiconque songerait aux tapisseries comme à de simples rectangles d’étoffe, ternes et attrape-poussière, une visite à Aubusson s’impose. On changera d’avis…
© Olivier Bleys
Comme je quitte la Cité, une éclaircie m’invite à lancer mes premières foulées dans la ville. Je contourne l’église Sainte-Croix, enchâssée dans un quartier de vieilles maisons, j’escalade la colline herbeuse du Marchedieu jusqu’au Chapitre, comme les habitants ont coutume d’appeler le château féodal des vicomtes d’Aubusson.
De son enceinte ovale, de ses cinq tours rondes, il ne reste qu’un pan de muraille — on a remployé les milliers d’autres pierres dans la construction des maisons d’Aubusson, et dans celle du robuste pont de la Terrade, longtemps seul à franchir la rivière.
© Olivier Bleys
Cette rivière, la Creuse, baptise le département mais aussi un dessert qui me régale depuis quarante ans : le célèbre gâteau creusois, aux noisettes. Tapissiers et pâtissiers sont redevables de leurs meilleures créations au futur confluent de la Vienne.
Sans la Creuse, Aubusson et la commune voisine de Felletin n’auraient pas eu de vocation textile. On attribuait en effet à ses eaux lentes et noueuses la vertu de fixer naturellement les couleurs des étoffes à teindre. À l’apogée de cette industrie, au XVII e siècle, la région employait des milliers d’ouvriers. Il n’en fallait pas moins pour assurer les opérations, nombreuses et complexes, que nécessite la confection des ouvrages tissés — depuis le peignage de la laine brute jusqu’au tissage proprement dit.
De là où je suis, sur les hauteurs du Chapitre, je vois la Creuse se lover tel un serpent dans l’étroite vallée. Mais pour l’aborder en amont d’Aubusson, je cherche longuement un passage à travers les immeubles. C’est une vraie partie de cache-cache. Enfin, je trouve l’accès à la rivière derrière le terrain de rugby.
© Olivier Bleys
De près, la Creuse m’apparaît modeste, moins large que je ne l’imaginais. C’est donc elle, la fée d’Aubusson ? Cette humble rivière, verte et sauvage, qu’on pourrait franchir à la nage ?
© Olivier Bleys
Sur l’autre rive, la roseraie municipale dont aucune fleur n’a encore éclos — la faute à la météo chagrine, depuis de trop longs mois.
Le lendemain, me voici derechef au bord de la Creuse, dans le centre-ville cette fois. À l’heure où les collégiens descendent des autobus scolaires, j’arpente tantôt amont, tantôt aval, sur la rive droite ou sur la rive gauche, le cours tortueux de la rivière.
Le décor mélange des bâtiments industriels, reflets de l’activité manufacturière d’Aubusson, et des maisons de village aux angles durs. Les immeubles sont plus rares, et peu élevés.
La nature est partout. Il suffit de monter quelques marches sur les collines avoisinantes pour voir l’escalier ou la rue se muer en sentier forestier. Ce relief vigoureux offre de jolis points de vue sur le paysage creusois, à dominante végétale. Mon belvédère favori est la tour de l’horloge, une ancienne tour de guet jadis intégrée aux fortifications de la ville.
Au sommet d’une autre colline se trouve une curiosité, le château de Chabassière. La plupart des touristes ignorent ces ruines qui ne sont pas mentionnées dans les guides. Pourtant le site, aujourd’hui envahi par la végétation, conte une histoire touchante : celle du châtelain, Alfred Roseleur, chimiste, doreur et argenteur de son état.
Prisonnier en 1870 de Paris assiégé par les Prussiens, il envoyait chaque jour des lettres à sa femme, restée au château, grâce à ballons de baudruche gonflés au gaz de ville. Une vingtaine de ces lettres, dit-on, sont parvenues à destination...
© Olivier Bleys
Le temps d’avaler un sandwich dans un café, et me voici poussant la grille d’une filature dans le village de Felletin. Entre cette commune des bords de Creuse et sa voisine Aubusson, trois fois plus peuplée, s’est établi une sorte de jumelage grâce à la tapisserie.
Il demeure, en France, quatre filatures de laine en activité, dont deux dans la région. La filature Terrade est l’une des plus dynamiques. C’est là, d’ailleurs, qu’ont enquêté les experts de l’Unesco chargés d’inscrire la tapisserie d’Aubusson au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité (2009).
Filature Terrade
Malgré le cliquetis infernal d’une vingtaine de machines, porteuses de centaines de pelotes se dévidant à toute vitesse, le travail de la filature reste artisanal, et l’affaire entièrement familiale. Voici quatre générations, et plus d’un siècle, que des Terrade se succèdent à la tête de l’entreprise. L’actuel directeur, Thierry Terrade, est issu d’une respectable lignée de fileurs de laines.
Par contraste, la société Neolice (ou bientôt Pixel Point), établie à quelques rues de là, possède l’âge de sa technologie. Il fallait une certaine audace pour importer en Aubussonnais un métier à tisser commandé par ordinateur. L’ingénieuse machine a vu le jour en 2004, grâce aux efforts conjoints d’un lissier (ouvrier qui monte les lices d’un métier à tisser) et d’un soyeux lyonnais, spécialiste des métiers Jacquard à cartes perforées.
Pixel Point
La technologie n’est pas toute-puissante. Si elle facilite certaines réalisations complexes (une pièce de tissu à effet 3D, par exemple), elle a aussi ses contraintes, souvent ignorées des artistes eux-mêmes.
Qu’importe… Conjugué au passé ou au futur, issu de traditions séculaires ou branché aux dernières innovations, l’art de la tapisserie reste vivant en Aubussonnais.
Le joli slogan trouvé pour l’inauguration de la Cité, « cet été, je file à Aubusson », pourrait n’être qu’une trouvaille vide de sens. En refermant ce carnet de marche, seize kilomètres plus loin que mon point de départ, j’ai le sentiment plutôt de l’avoir vérifié... Il est bien vrai qu’ici, hommes et paysages ont un fil au cœur.