Pierre de Bourdeille, abbé commendataire de Brantôme, fut à la cour des Valois un conteur hors pair formé dans sa prime jeunesse à l'école de la reine Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, qui eut pour dames de compagnie sa mère et sa grand-mère.
Nanti de ce bagage culturel et de la protection de Catherine de Médicis - à laquelle il vouait une admiration sans borne -, le cadet des Bourdeille a suivi avec délectation le parcours accidenté des courtisans de son temps. Des courtisans soumis aux aléas de l'histoire et aux destinées de celles ou de ceux qu'ils servaient. Il n'est donc pas étonnant que, parvenu à la quarantaine, il se soit inventé une disgrâce de la part du roi Henri III. Et ce, afin de revenir en Périgord et de percevoir les bénéfices de son abbaye périgourdine de Brantôme, avec pour préoccupation primordiale la construction de son château de Richemont et la mise en chantier de son œuvre de mémorialiste. Une œuvre toute entière consacrée aux grands personnages masculins et féminins de son temps. Soit l'équivalent, en durée, d'une seconde vie qui lui permit de mener à bien en même temps son œuvre de plume et son œuvre de pierre. Chance inespérée pour lui et pour ses premiers lecteurs, qui se sont régalés des aventures et mésaventures des Dames galantes, dont le titre fut inventé par un libraire-imprimeur installé aux Pays-Bas, délivrés du joug espagnol au XVIIe siècle.
Il observe, écoute, s’interroge
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Mais ne voir en lui qu'un chroniqueur mondain serait lui faire injure et ne pas saisir la portée de son œuvre. Une œuvre conçue à la manière d'un Plutarque des Temps modernes, confronté aux derniers feux de la Renaissance et à la tourmente des guerres civiles entre protestants et catholiques que nous appelons guerres de religion. Souvent présent à de grands événements - toujours au second rang ou dans les coulisses -, il ne perd rien des spectacles qui s’offrent à lui : il observe, il écoute, il s'interroge sur les faits et gestes, sur les attitudes des princes et des rois qui le gouvernent et qu’il sert. Les dames ont sa préférence : il les admire et sait les distraire, au sein du célèbre escadron volant des demoiselles et dames d'honneur de la reine Catherine. Elles jouent un rôle non négligeable dans l’apaisement des tensions et des violences, au sein d’une cour qui reste le creuset de toutes les ambitions masculines cristallisées autour du monarque, qu’il s’appelle François II, Charles IX ou Henri III. Les derniers rois Valois dont Brantôme fut le contemporain.
Une fidélité cause de discrédit
Son inconditionnelle fidélité à Catherine de Médicis a longtemps joué un mauvais tour à Brantôme. Elle le discrédite aux yeux d’historiens trop influencés par la légende noire de la veuve du roi Henri II, tenue pour responsable de tous les malheurs des protestants et des terribles massacres de la Saint-Barthélemy à Paris, à la fin du mois d’août, puis en province, au cours du mois d’octobre. L'historiographie récente a contribué à rectifier cette image d'une reine cruelle, toute de noire vêtue, contemplant depuis le palais du Louvre les cadavres amoncelés dans les rues de Paris ou sur les rives de la Seine. Si l'ordre des massacres n’échappe pas à sa responsabilité, il scelle dans la tragédie ses multiples tentatives méritoires pour installer dans la France des Valois la concorde entre sujets protestants et catholiques de ses fils : François II, Charles IX et Henri III. Cet échec sanglant, Brantôme l'a vécu dans la souffrance d'une incompréhension de tant de violences et dans la perte de proches amis dont Théligny, gendre de l'amiral Coligny, tous deux victimes des tueurs du grand « massacre de Paris ».
Un passeur de flambeau
La qualité de ses informations doit être réévaluée au regard de sa lucidité et de sa situation de grand témoin, jamais lassé d’analyser et d’informer. Sans oublier son talent de portraitiste et de chroniqueur, qui excelle dans des récits fondateurs de situations romanesques. En somme, il est bien le continuateur des conversations et dialogues tenus par les personnages de l’Heptameron de Marguerite de Navarre, où figuraient sa mère et peut-être son père et sa grand-mère. À son tour, il passera le flambeau aux romancières et romanciers du XVIIe siècle : comment ne pas mentionner que Madame de La Fayette lui emprunta le scénario de la Princesse de Clèves ? Comment ne pas rappeler que Marguerite de Valois, la sœur des derniers rois Valois et l’épouse d’Henri III de Navarre, futur Henri IV, lui a dédié ses Mémoires ? Elle est davantage connue sous l’appellation familière de reine Margot que lui donnait son grand frère, le roi Charles IX, bien avant Alexandre Dumas !
Anne-Marie Cocula-Vaillières, historienne, Professeur Emérite des Mondes Modernes, Université Bordeaux-Montaigne. Elle est également présidente du Centre François Mauriac -Malagar.
Un ouvrage à retrouver aux éditions Mémoring.