C'est à Agen que nous emmène cette fois-ci Olivier Bleys. Toujours au rythme de la marche, il nous conduit hors des sentiers battus. Suivez le guide.
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Autant l’écrire tout de suite : je n’aime pas les pruneaux. C’est sans doute d’en avoir trop mangé enfant, dans les années 1970, quand cette gourmandise lestait les sacs à dos des randonneurs. À cette époque, le régime des marcheurs incluait couramment des pruneaux ou des bananes séchées, sinon un tube de crème de marrons de l’Ardèche.
Heureusement, les Agenais ne tiennent pas rigueur à ceux qui boudent leur spécialité. Aborde-t-on le sujet, ils vous disent que les « prunes à pruneau » (variété d’Ente, « allongée, goûteuse et violette ») sont cueillies plus au nord, près de Sainte-Livrade-sur-Lot. Agen n’est pas le site de production ; c’est le port de Garonne d’où la savoureuse denrée était expédiée vers le monde entier.
Je ne raffole pas des pruneaux, non... Pourtant, une poignée de ces fruits (calibre 33 / 44, le plus gros) m’aurait fourni un bon en-cas pour la marche nocturne entreprise dès mon arrivée. Mon programme était modeste : descendre la colline où habitait mon logeur, suivre le canal jusqu’au centre-ville d’Agen, rentrer avant la pluie. Je n’ai pu éviter l’averse, mais j’ai découvert sur une dizaine de kilomètres le visage méconnu qu’offre une ville plongée dans l’ombre.
La nuit d'Agen
Dès l’aube, j’enfile mes chaussures de marche, encore humides des foulées de la veille. Dans une boulangerie, je fais l’emplette d’un Petit bleu avec les croissants du matin. Lancé en 1914, le Petit bleu (du nom des télégrammes, ou bleus) imprimait les dépêches du front. Par la suite, le journal se spécialisa dans les nouvelles très locales.
© Olivier Bleys
La présente édition relate un match de soutien à une association de malvoyants, célèbre les trente ans d’une crèche familiale, donne l’horoscope en huit mots. Mais elle décrit aussi les derniers aménagements du parc naturel de Passeligne, au sud de la ville. Ma première destination en terre agenaise...
Il fait encore nuit quand je me lance dans l’exploration de ce parc de loisirs aux deux étangs, inauguré en 2012 le long de la Garonne. À cette heure, la proportion est d’un visiteur (moi) pour huit braves jardiniers. Certes le terrain boueux, rincé par les intempéries (+ 71 % de précipitations en mars, par rapport à la normale), n’invite guère à la promenade.
Sous le ciel bas, les chaises repliées de la buvette ont un air d’abandon. Ni les premières fleurs du printemps, ni l’aire de jeux spirale, aux couleurs franches, ne parviennent à égayer le décor.
Cependant, la rare présence humaine met les animaux en confiance. Des canards, des échassiers, toute une faune humide hante les berges. Je tends mon micro à ce ramage, que je suis presque seul à entendre.
Heureusement que j’ai prévu d’autres chaussures pour mes visites de la journée, car ce tour de parc a alourdi mes tennis d’une bonne livre de boue collante. Pas question d’entrer ainsi chez Philippe Jarasson, le chocolatier de l’Attrape-rêves — malgré la nuance cacao de ce dépôt sous ses semelles.
Cette chocolaterie de poche, la plus petite de France dit-on, je l’ai choisie pour son nom. Un artisan dont le matériau est le songe, et l’instrument une spécialité gourmande : voilà qui m’intéresse.
Ladite chocolaterie, à Sauveterre-Saint-Denis près d’Agen, remplit trois pièces dans une dépendance de la maison de propriétaire. Dès le seuil, on sait à qui l’on a affaire. Le jardin resplendissant, les chats qui se promènent, le joli rouge de la porte : tout ici respire le goût et l’harmonie.
En plus, ça sent drôlement bon... « Vous croyez que c’est ouvert ? », demande une dame entrée avec moi. Il suffit de tendre les narines.
Impression confirmée à l’intérieur. Boutique à gauche, atelier à droite ; en face la réserve et un vrai butin de chocolatier, plusieurs étagères garnies des créations du maître.
Je tourne mes premières images, envoûté par la machine à chocolat. Voilà soixante ans, m’apprend Philippe Jarasson, que du chocolat liquide à température humaine (une trentaine de degrés), jaillit du robinet de l’appareil. Nous sommes à quelques jours de Pâques, et la fontaine de volupté tourne à plein régime.
La Chocolaterie Attrape-Rêves
À l’écoute de l’artisan et de sa compagne, je m’instruis en gourmandise. La bonne nouvelle, c’est que le chocolat blanc dont je raffole n’est pas, comme on le croit souvent, un sous-produit de confiseur. Mais j’étais loin de mesurer combien d’art et de science pouvait loger un seul bonbon de chocolat, la spécialité de l’Attrape-rêves :
© Olivier Bleys
Le plan de la ville est simple. Impossible ou presque de s’y perdre. Agen est contenue, un peu serrée parfois, entre le canal, la voie ferrée, des collines de faible élévation et « Garonne », comme les gens ici appellent le fleuve : sans article, et parfois au masculin.
Rares toutefois sont les grandes perspectives, les avenues larges, les places de belles dimensions. L’espace agenais paraît compté. En particulier, les églises apparaissent au marcheur tel qu’au Moyen Âge : sans parvis, cernées de maisons ; donc au détour d’une rue et au dernier moment. Pas simple de les photographier…
Mieux qu’ailleurs, les traces d’une histoire bimillénaire ont été conservées. Un passé parfois lointain palpite à chaque coin de ruelle, inscrit dans de vénérables monuments, ou libellé en toutes lettres sur les plaques émaillées.
Agen est à mi-distance de Bordeaux et de Toulouse. Voilà pourquoi la brique le dispute ici à la pierre : brique rongée, creusée, voire excavée sur certaines façades ; pierre qui constitue certains monuments, tel l’ancien palais épiscopal d’Agen, siège de la préfecture du Lot-et-Garonne. On pourrait croire le théâtre Ducourneau, sur la place de la mairie, bâti lui aussi en pierres : en réalité, c’est le premier de France coulé en ciment armé...
Après quelques heures de marche, je m’attable pour déjeuner. Le hasard faisant bien les choses, le restaurant occupe le coin de la rue Beauville que je n’avais pas repérée. Le patron m’apprend que c’est la mieux conservée du quartier médiéval. Les touristes y défilent, l’été. Mais nous sommes hors-saison et je me faufile seul entre les façades, par endroits si serrées qu’on pourrait les toucher des deux mains.
Quatre heures et seize kilomètres que j’arpente la ville aux ruelles sinueuses. Il est temps d’élargir mon horizon. À ceux qui veulent prendre l’air, Agen n’offre pas son fleuve — une désastreuse voie sur berge en défend l’accès aux piétons — mais un magnifique pont-canal, long d’un demi-kilomètre, qui porte d’une rive à l’autre le canal dit « des deux mers. »
Bateaux, piétons et cyclistes sont libres d’enjamber ses vingt-trois arches en pierre de taille. Leur érection, au milieu du XIXe siècle, conjura une malédiction locale : soumise aux crues volubiles de la Garonne, Agen avait toujours manqué d’un pont.
Mon deuxième rendez-vous de la journée se tient justement en contrebas du pont-canal, côté ville. L’ancienne usine des eaux d’Agen est devenue le Café Vélo, établissement hybride réunissant un bar, un restaurant bio, un atelier de location et de réparation de cycles, et même un gîte d’étape ouvert aux chevaucheurs de selles.
© Olivier Bleys
À l’intérieur, l’esprit industriel a été conservé, sous la forme d’une énorme citerne et de tubulures métalliques où circulait l’eau de (la) Garonne. La rénovation, réussie, exalte la fragile mécanique des bicyclettes, présente dans le moindre détail du mobilier et de la décoration.
L’établissement a d’ailleurs un parrain sur deux roues, le « cyclonomade » Jacques Sirat, qui vient régulièrement narrer ses exploits devant les consommateurs.
Café-vélo
Quand j’ai appris l’existence du Café Vélo, le concept m’a tellement plu que j’ai songé à venir à bicyclette. J’aurais pédalé aller et retour, le long des 140 kilomètres qui séparent ma maison bordelaise du chef-lieu du Lot-et-Garonne. Et bien sûr, j’aurais dîné et dormi là, dans l’ombre du pont-canal, avant de marcher dans Agen. Seule la pluie m’a dissuadé de tenter ce petit exploit — de relever ce douloureux défi : torturer mes cuisses de deux façons...
Mais, tandis que je m’élève sur la colline de l’Ermitage pour cadrer une dernière photo, surplombante, de la ville de Montesquieu (et de Francis Cabrel), voilà qu’un vent tiède refoule les nuages. Mes derniers regards sur la patrie du pruneau bénéficient de la chaude lumière du couchant. Un ultime cliché, nappé de soleil.
© Olivier Bleys