Penseur important du premier XIXe siècle, philosophe du sentiment de l’existence, Maine de Biran (1766-1824), né à Bergerac, en Périgord, a esquissé avant Freud, les contours de l’inconscient, dans une œuvre abondante dont seule une petite partie a été publiée de son vivant.
Oubliée du XIXe siècle, son œuvre a été reconnue par le XXe comme celle d’un précurseur. Elle a alors connu plusieurs éditions, dont la dernière commencée en 1984 s’est achevée en 2001. Elle se poursuit dans un Journal intime, ce « baromètre de l’âme » dont Biran peut être considéré comme l’un des inventeurs et qui nous apprend beaucoup sur l’homme… Entré en politique à 29 ans, il a, jusqu’à la fin de sa vie, exercé des charges locales ou nationales. Et ses contemporains le connurent davantage comme homme politique que comme philosophe.
Renouveler une élite administrative
François Pierre Gontier de Biran - dit Maine de Biran - est le fils de Jean, docteur en médecine, et de Camille Deville de Vermont (1726-1792), une créole dont la famille possède à Saint-Sauveur, à l’est de Bergerac, la seigneurie et les terres voisines de celles de Biran, à Grateloup, qui deviendra le havre du philosophe. Par son père, il est l’un des héritiers d’une famille catholique qui, depuis les dernières années du XVIIe siècle et la Révocation de l’édit de Nantes, contrôle la vie politique locale. Dans une région dominée économiquement par une élite protestante, la politique louis-quatorzienne s’est trouvée dans l’obligation de renouveler, voire de réinventer, une élite administrative pour remplacer ceux de ses serviteurs qu’elle avait décidé d’écarter. Ses mesures favorisent l’intégration des habitants catholiques les plus notables des petits bourgs voisins. Les Gontier de Biran, nouveaux arrivants dans le microcosme bergeracois, surent en tirer parti : subdélégation, mairie, justice et même église… Aucun lieu de pouvoir n’échappa à leur emprise, grâce à une abondante progéniture soutenue par une solide fortune terrienne. À Bergerac, le XVIIIe siècle est le siècle des Biran.
Théoricien du centre droit
Puis, la Révolution se radicalisant, ils se voient écartés de leurs fonctions et passent à partir de 1791 du statut de dominants à celui de proscrits : émigration, prison, mise en vente de biens… Le retour d’un Biran aux affaires, en la personne de Maine, en 1795, symbolise une nouvelle phase de la Révolution, dans laquelle une partie des élites d’hier revient aux premiers rangs pour constituer, avec celle qui avait joué un rôle actif depuis 1789, les notables des siècles à venir. Cadet, fils d’un cadet Biran, traditionnellement évincé des fonctions politiques réservées aux aînés, Maine est alors l’un des rares rejetons de la famille disponible pour remplir un rôle auquel il n’est peut-être pas destiné, ni tout à fait préparé…
Théoricien du centre droit, Maine servit – avant de s’engager au service de la Restauration et d’être élevé au rang de conseiller d’État en 1816 – la République, du temps de la Convention thermidorienne, puis du Directoire et du Consulat, et l’Empire de Napoléon, « roi de la Révolution ». Sincèrement partisan d’une royauté tempérée telle que la propose la Charte de 1814, il est un représentant de ces hommes de « l’extrême centre » caractéristiques de la vie politique française depuis 1795 et jusqu’à nos jours : leur capacité d’adaptation, en tant que serviteurs de l’État, leur permettant de servir indifféremment plusieurs régimes ou gouvernements, malgré les bouleversements institutionnels ou politiques…
Une école unique en France
Très attaché à la région qui l’avait vu naître, Maine de Biran œuvra en faveur du Bergeracois comme sous-préfet de l’Empire (1806-1811), puis comme député de différentes assemblées et membre du Conseil d’État. Ainsi, grâce à ce conservateur, la ville accueillit une école unique en France, où l’on dispensa pendant plus de 70 ans au XIXe siècle la pédagogie éminemment novatrice et révolutionnaire du pédagogue suisse Pestalozzi et où, conformément à ses principes, on accueillait des enfants de classes populaires ! Il mena aussi, à côté des élites marchandes, les combats qui devaient aboutir à la construction du pont sur la Dordogne, dont la ville et la région étaient privées depuis la crue de 1783 et qui ne devait entrer en fonction que 2 ans après son décès, en 1826.
Deux siècles après sa disparition, la mémoire de Maine de Biran est presque aussi discrète que le fut son existence, excepté en Bergeracois… Le souvenir de l’homme public s’est peu à peu effacé. Reste le philosophe. Ses œuvres, ignorées du grand public, ont fait l’objet de traductions dans nombre de pays du monde et suscitent toujours les exégèses des spécialistes. Si elles restent d’un accès difficile, le Journal, rend plus accessible et beaucoup plus proche François Pierre Gontier de Biran : son questionnement, ses doutes font largement écho à ceux des hommes de notre époque et à leur mal de vivre.
Michel Combet est maître de conférences honoraire à l’Université de Bordeaux — INSPE d’Aquitaine. Il a consacré différents travaux à l’histoire moderne du sud-ouest de la France. Il est notamment l’auteur d’une thèse sur Jeux de pouvoirs et familles : les élites municipales à Bergerac au XVIIIe siècle et a dirigé, en 2017, l’Histoire de Bergerac (Éditions Fanlac), et en 2022, avec Bernard Lachaise, la Nouvelle histoire du Périgord (Éditions Cairn). Il est vice-président des Rencontres d’archéologie et d’histoire en Périgord.